Bonheur partagé : comment il s’accroît en le distribuant aux autres
Chacun reçoit d’abord ses parts de bonheur selon un tirage arbitraire : naissance, circonstances, talents. Jeremy Bentham, figure du libéralisme utilitariste, interroge ce partage en posant un principe inattendu. Pour lui, la distribution du bonheur n’est pas un jeu à somme nulle ; sa croissance dépend de sa diffusion équitable parmi tous.
Face à l’idée persistante d’un bonheur réservé à quelques-uns, Bentham affirme qu’une société juste maximise le bonheur global en offrant à chacun la même chance d’y accéder. Ce renversement de perspective fonde sa pensée sur l’égalité des chances, bouleversant les hiérarchies traditionnelles et invitant à repenser la justice sociale.
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L’égalité des chances selon Jeremy Bentham : entre philosophie et utilitarisme
Jeremy Bentham place le bonheur au centre de son analyse. Pour lui, tout repose sur le principe d’utilité : la société la plus accomplie est celle qui parvient à augmenter la somme des bonheurs individuels. L’égalité des chances n’est pas pour lui un simple idéal éthique, mais une méthode pragmatique pour améliorer le sort collectif. Personne ne doit être oublié dans le calcul de l’intérêt général, personne ne mérite d’être relégué sur le bas-côté.
On retrouve ce raisonnement dans le rapport mondial sur le bonheur publié par l’ONU. Les critères choisis, générosité, soutien social, liberté, espérance de vie, lutte contre la corruption, signent le refus d’un bonheur réservé à une poignée de privilégiés. Là où l’on partage, la société gagne en vitalité. Les exemples ne manquent pas : la France et le Japon, qui redistribuent plus de 60 % de leurs ressources, se distinguent par une mortalité très faible. Le constat saute aux yeux : plus on partage, plus le bonheur s’étend.
Pour Bentham, associer l’égalité des chances à la réalisation du bonheur n’a rien d’anodin. L’enjeu ne se limite pas à donner à chacun le même point de départ, mais à veiller à ce que la course elle-même ne soit pas faussée. C’est là que les politiques publiques, la solidarité concrète et la reconnaissance mutuelle deviennent de puissants leviers. Dans cette perspective, viser un bonheur partagé n’a rien d’utopique : c’est la marque d’une démocratie mature, qui place le bien-être collectif au cœur de ses choix.
Pourquoi partager le bonheur favorise-t-il une société plus juste ?
Partager le bonheur, ce n’est pas faire acte de charité ou céder à une forme d’altruisme désincarné. C’est s’appuyer sur une logique d’équité : la joie augmente quand elle circule, la souffrance se fait plus légère quand elle se partage. L’université de Zurich l’a prouvé : la générosité active dans le cerveau les circuits de la satisfaction. Un simple don, même modeste, déclenche une réaction en chaîne. À chaque marque de solidarité, à chaque mot de reconnaissance, la confiance collective s’ancre plus solidement.
Plusieurs leviers expliquent ce phénomène :
- Stimulation des neurones miroir : ces cellules permettent au bonheur de se transmettre. Être témoin d’un geste positif ou d’une émotion heureuse mobilise dans notre cerveau les mêmes zones que si nous en étions à l’origine.
- Besoins fondamentaux : la reconnaissance et l’échange social sont vitaux pour notre équilibre psychique. Priver quelqu’un de lien, c’est risquer une véritable détresse émotionnelle.
- Effet sur la santé : la générosité entre générations, selon de multiples études, allonge l’espérance de vie et réduit l’apparition de maladies chroniques.
Ce partage transforme la société de l’intérieur. Le sentiment d’appartenance se renforce ; les liens deviennent plus solides et la société gagne en capacité à surmonter les chocs. Donner ne signifie pas se priver, mais s’inscrire dans une dynamique commune. Des chercheurs à l’université de Vancouver le confirment : l’argent ne favorise la satisfaction que s’il est partagé. Albert Schweitzer l’a bien compris : « Le bonheur est la seule chose qui se double si on le partage. »

Comparer Bentham à d’autres penseurs : quels enjeux pour l’égalité aujourd’hui ?
Bentham place le bonheur au centre du projet social. Avec son principe d’utilité, il interroge la capacité d’une société à garantir à chacun une part équitable de bonheur et de prospérité. Mais d’autres penseurs, plus inquiets, alertent sur les ravages de l’isolement. René Spitz, dès les années 1940, décrit le syndrome de l’hospitalisme : des enfants privés d’affection sombrent dans la détresse, puis dépérissent en l’absence de lien humain. Bien avant lui, Frédéric II de Hohenstaufen avait déjà tenté une expérience semblable, dont l’issue fut tout aussi dramatique.
La solitude chronique prend aujourd’hui une ampleur telle qu’elle devient un véritable défi de santé publique, comme le rappelle la Fondation de France dans son enquête sur les solitudes. Les chiffres parlent : le manque de relations, l’isolement sensoriel, minent l’équilibre mental, favorisent la dépression, la confusion, et peuvent même mener à une disparition précoce. Partager le bonheur sort donc du domaine privé : cela devient une question de société et de politique publique. L’égalité ne se juge plus seulement à l’aune des biens matériels, mais aussi des liens tissés, de l’accès à la reconnaissance et à la solidarité.
La France et le Japon, qui redistribuent une large part de leurs ressources, affichent une mortalité très basse, signe tangible de l’impact du soutien social et de la générosité. Le rapport mondial sur le bonheur, publié par l’ONU, intègre ces critères dans son évaluation. Désormais, penser et mettre en œuvre les politiques publiques impose de prendre en compte cette dimension du lien et du bien-être partagé. Le bonheur collectif se construit d’abord par la force du lien humain.
À la fin, ce n’est pas la quantité de bonheur que l’on possède qui compte, mais ce que l’on décide d’en faire circuler. Un bonheur qui se garde finit par s’étioler ; celui qui se partage trace de nouveaux chemins pour chacun.